Les secrets de la technique de Niki de Saint Phalle

Le Grand Palais à Paris présente l’œuvre de Niki de Saint Phalle. Cette belle exposition a pour mérite de montrer toute la complexité d’une artiste bien plus tourmentée que son image grand public ne le laisse deviner. Ses Nanas, sculptures colorées et joyeuses, odes à la féminité, ont occulté les autres œuvres de l’artiste. Niki de Saint Phalle était une créatrice d’une grande imagination. Autodidacte, elle a exploré sans complexe ni tabou, de très nombreuses techniques, notamment l’art monumental dont elle était un maître. Voici comment elle a élaboré quelques-unes de ses œuvres phares.

Des peintures sanglantes

Niki de Saint Phalle

Saint Sébastien (Portrait of My Lover / Portrait of My Beloved / Martyr nécessaire), 100 x 74 x 15 cm , peinture, bois et objets divers sur bois. Cette œuvre, que le public pouvait percer de fléchettes, conduira l’artiste à l’idée des tirs.

Niki de Saint Phalle a connu ses premiers succès médiatiques avec sa série des Tirs, imaginée en 1961. Le principe : des sacs de couleurs, et plus tard des bombes de peinture sont enfouis sous une épaisse couche de plâtre blanc. L’œuvre, d’abord immaculée, prend sa forme définitive lorsque des amateurs tirent sur elle, participant eux-mêmes à la création. La peinture s’échappe par les orifices créés par les balles et dégouline dans une explosion de matière. Avec ces bas-reliefs violents, l’artiste exorcise le climat familial étouffant et surtout l’inceste du père (une question bizarrement passée sous silence dans l’exposition).

Niki de Saint Phalle dévoile la genèse de ces œuvres dans une lettre. «  (…) J’eus une illumination : j’imaginai la peinture se mettant à saigner. Blessée, de la manière dont les gens peuvent être blessés. Pour moi, la peinture devenait une personne avec des sentiments et des sensations. (…) Je parlai à Jean Tinguely de ma vision et de mon désir de faire saigner une peinture en lui tirant dessus. Jean fut emballé par l’idée; il suggéra que je commence tout de suite. Impasse Ronsin, on trouva du plâtre et une vieille planche, puis on acheta de la peinture au magasin le plus proche. Pour faire adhérer le plâtre au bois on planta quelques clous. Prise de frénésie, je ne cachai pas seulement de la peinture derrière le plâtre, mais tout ce qui me tombait sous la main, y compris des spaghettis et des œufs. Quand cinq ou six reliefs furent prêts, Jean pensa qu’il était temps de trouver un fusil. On n’avait pas assez d’argent pour en acheter un, alors on est allé dans une fête foraine boulevard Pasteur et on a convaincu l’homme qui tenait la baraque de tir de nous louer un fusil. C’était un 22 long rifle qui tirait de vraies balles. Les balles perceraient le plâtre puis les sacs en plastique enfouis dans le relief et contenant la peinture, la faisant couler à travers les trous des balles et colorer la surface blanche visible. L’homme du stand de tir insista pour venir lui-même avec le fusil. Il avait sans doute peur de ne pas le revoir. (…)

Pendant les six mois qui suivirent, je fis des essais en mélangeant toutes sortes d’objets aux couleurs. Je laissai tomber les spaghettis et le riz et me consacrai davantage au côté spectaculaire des tirs. J’inaugurai l’usage de la peinture en bombes qui, frappées par une balle, produisaient des effets extraordinaires. Cela ressemblait beaucoup aux peintures abstraites expressionnistes que l’on faisait à l’époque. Je découvris les résultats dramatiques que pouvait donner la couleur se répandant sur les objets. J’utilisai enfin du gaz lacrymogène pour les grandes finales de mes performances de tirs. La fumée dégagée évoquait la guerre. La peinture était la victime. Qui était la peinture ? Papa ? Tous les hommes ? Petits hommes ? Grands hommes ? Gros hommes ? Les hommes ? Mon frère John ? Ou bien la peinture était-elle MOI ? Me tirais-je dessus selon un RITUEL qui me permettait de mourir de ma propre main et de me faire renaître ? »

Dans cette vidéo de l’INA, on la voit procéder à l’un de ces tirs :

Les mariées révoltées

 Cette accumulation d’objets pris dans le plâtre se retrouve dans des sculptures grandeur nature qui annoncent les futures Nanas. Niki de Saint Phalle représente des femmes, jeunes mariées ou parturientes, dont les corps sont recouverts de petits objets symboliques : poupées, baigneurs écartelés, bouquets de fleurs artificielles, soldats en plastique qui donnent une tonalité à la fois grinçante et burlesque aux personnages.

Les Nanas démesurées

Niki de Saint Phalle

Dolorès, 1968-1995, 550 cm, polyester peint sur grillage.

En 1965, l’artiste entreprend sa série des Nanas, qui lui donnera une reconnaissance internationale. En 1966, avec son mari Jean Tinguely, elle reçoit la commande d’une Nana gigantesque qui sera exposée au Musée de Stockholm. Elle explique la construction de cette œuvre dans une lettre à une amie. « Nous avons dû travailler 16 heures par jour. Nous baptisâmes notre Déesse HON, ce qui signifie ELLE en suédois. Je fis le petit modèle original qui donna naissance à la Déesse. Jean, qui était capable de mesurer à l’œil, réussit à agrandir le modèle en une carcasse de fer qui était l’exacte réplique de l’original. Une fois que le châssis fut soudé, une immense surface de grillage fut assemblée pour former le corps de la déesse. Sur les petits réchauds électriques, je faisais cuire dans d’énormes marmites une masse de colle de peau de lapin puante. Des mètres de tissus furent mélangés à la colle puis disposés sur le squelette en métal. Plusieurs couches furent nécessaires pour cacher le support. En brassant ma colle, j’avais souvent l’impression d’être une sorcière médiévale. Quand les toiles furent sèches et bien collées au métal, nous avons peint en blanc le corps de la Déesse. Puis je le décorai, en apportant quelques modifications au modèle original. Plus tard, avec l’aide de Rico, je peignis la sculpture. Pontus travaillait nuit et jour, jouant de la scie et du marteau, participant à notre travail de toutes les façons qu’il pouvait. Pendant ce temps Jean et Ultvedt s’occupaient à remplir l’intérieur du corps de la Déesse avec toutes sortes d’attractions. Jean fit un planétarium dans son sein gauche et un milk-bar dans son sein droit. Dans un bras serait projeté le premier court-métrage où ait joué Greta Garbo et dans une jambe on trouverait une galerie de fausses peintures (un faux Paul Klee, un faux Jackson Pollock, etc). »

Avec le temps, les matériaux employés pour donner vie aux Nanas évoluent. Niki de Saint Phalle abandonne le papier et les tissus collés. Elle sculpte ses œuvres dans des blocs de polystyrène. Elle recouvre cette base de laine de verre et de résine polyester pour la rendre dure comme la pierre. Les Nanas sont ensuite peintes de couleurs vives ou décorées de morceaux de céramique colorée, des miroirs, des billes de verre… Ces sculptures si joyeuses causeront paradoxalement des souffrances cruelles à l’artiste. Au fil des années, les vapeurs et les poussières de la résine lui brûleront les poumons et provoqueront une insuffisance respiratoire chronique.

Les liens :

 

 L’expo :

L’expo Niki de Saint Phalle se tient au Grand Palais jusqu’au 2 février 2015.

Image en-tête : « Cheval et la Mariée » (Détail), 235 x 300 x 120 cm, tissu, jouets, objets divers, grillage 

6 réponses

  1. Toile moderne dit :

    Je suis vraiment impressionnee par cet article, tres intéressant et plein d’informations qu’auparavant je ne coniassais pas 🙂 A lire sans hésiter et surtourt a relire 😉

  2. Tableaux dit :

    Très bel article, complet, exhaustif. Un dossier parcouru avec délectation et à garder précieusement.

  3. martina dit :

    Merci Valérie pour ce dossier sur Niki de st Phalle!

  4. Marta dit :

    J’ai adoré cet article, qui m’a appris beaucoup de choses sur cette artiste passionnante que je ne connaissais pas assez, merci!

    • Valérie dit :

      Merci Marta de cette lecture ! C’est vrai j’ai essayé d’apporter des informations différentes sur Niki de Saint Phalle. Je n’en ai pas parlé, mais la scénographie du Grand Palais est très réussie. Elle permet de bien comprendre toutes les facettes de l’artiste.